Trouver de Nouvelles Armes / Pour une Polémologie de l'Esprit: l'Europe vue par Georges Collins, Marc Crépon, Catherine Perret et Bernard Stiegler au Collège International de Philosophie

Publié le par LA PLUPart DU TEMPS

A 19h en entrée libre au Collège International de Philosophie (Amphi Poincaré, 1 rue Descartes, Paris 5ème), début du séminaire annuel: Trouver de nouvelles armes - Pour une polémologie de l'esprit. Ce séminaire est organisé par Georges Collins, Marc Crépon, Catherine Perret et Bernard Stiegler.

Dates:

- 5 octobre: Introduction par Georges Collins, Marc Crépon, Catherine Perret et Bernard Stiegler.

- 19 octobre: La question de l'esprit posée depuis celle du désir, des pulsions et de la sexualité (Bernard Stiegler).

- 2 novembre: Les nouvelles maladies de l'esprit (Pierre-Henri Castel).

- 9 novembre: Sublimation, idéalisation, identification (Catherine Perret).

- 16 novembre: La question de la subjectivisation et de l'individuation (Catherine Perret et Bernard Stiegler).

- 23 novembre: Désir et plaisir, à partir de Deleuze et Foucault (Georges Collins).

- 30 novembre: Technique, psychanalyse, organologie (Bernard Stiegler).

- 7 décembre: Croire en l'Europe, le rêve européen (Marc Crépon et Bernard Stiegler).

- 4 janvier: La relation transatlantique - Un enjeu pour la polémologie de l'esprit (Marc Crépon et Etienne Balibar)

- 11 janvier: Croyance et industrie (Marc Crépon et Bernard Stiegler)

- 18 janvier: Politique de la croyance (Georges Collins)

- 25 janvier: Séance conclusive du 1er semestre.

Contexte et objectifs:

"Ce séminaire a d'abord été conçu dans la perspective d'une action - dans la perspective que l'on ne pense véritablement que pour agir.

Une action ne prend sens que dans un  contexte, et c'est d'abord ce contexte, c'est à dire la situation qui s'y installe, et l'analyse que l'on en fait en vue de l'action, qui doivent être caractérisés. Le contexte de ce séminaire sera le débat actuel sur l'Europe, tel qu'il se tient en France et en Europe, mais aussi hors d'Europe. Ce sera donc aussi le contexte des  relations internationales où l'Europe doit se penser elle-même.

L'Europe est ici conçue comme un processus d'individuation psychique et collective - ce concept, hérité de Simondon, désignant par ailleurs toute forme de société humaine, passée, contemporaine ou à venir.

Comme d'autres sociétés, l'Europe est industrielle: cela induit un type d'individuation nouveau. La nouveauté de cette individuation, qui s'amorce au 19ème siècle, reste largement à penser. Mais l'industrie qui environne et trame l'Europe contemporaine a elle-même changé: ce n'est plus simplement celle que pensèrent Marx et le 20ème siècle. Il s'agit d'une industrie qui tente de formaliser, contrôler et échanger économiquement ce qui relève de l'esprit sous toutes ses formes.

On appelle parfois "culturel" ou "cognitif " ou encore "hypercapitaliste" le capitalisme qui met en oeuvre les technologies propres à cette industrie. C'est l'industrie des "sociétés de contrôle". Et pour la pensée de ce contrôle, comme l'écrivit Gilles Deleuze, il faut trouver de nouvelles armes. C'est l'ambition de ce séminaire. Et cela signifie aussi qu'il y a à livrer un  combat - car à quoi bon des armes sinon?

La question de l'avenir de l'Europe sera donc posée dans ce séminaire depuis ce contexte et comme l'objet d'un combat. Mais elle sera également posée dans le contexte du sommet de l'ONU qui se tiendra à Tunis au mois de novembre prochain, et qui a fait son thème de la "société de l'information", et de la question, posée par l'UNESCO, des "sociétés de savoir" qui seraient l'avenir de cette "société de l'information". Ce sommet sera sans nul doute l'écho plus ou moins feutré et convenu d'une lutte qui se mène ou qui se mènera demain par l'intermédiaire des technologies de la "société de l'information".

Ces technologies sont elles-mêmes des armes. Mais pour les penser, il faut trouver de nouvelles armes - qui sont en premier lieu des concepts, et en second lieu des techniques et des organisations.

Or, la forge de ces nouvelles armes doit en tout premier lieu prendre en vue que les technologies de la "société de l'information" renvoient à un complexe polémique et polémologique beaucoup plus vaste et beaucoup plus ancien, que nous caractérisons comme une guerre de l'esprit. Les sociétés de contrôle sont en effet le théâtre d'un épisode très singulier dans ce que nous appellerons la polémologie de l'esprit, et dont la singularité, dans la situation actuelle, tient notamment au fait que l'esprit y est devenu la question centrale du devenir industriel: le destin de l'esprit y est désormais lié pour toujours au destin de l'industrie, c'est à dire aussi de l'économie.

Les co-organisateurs de ce séminaire pensent que l'Europe a un rôle à jouer tout à fait spécifique dans l'invention d'une nouvelle forme de société industrielle - invention qui ne peut être que mondiale. Ils pensent aussi que dans le contexte actuel, l'esprit est en grand danger, et ce, non pas simplement du fait de son industrialisation, mais du fait que les travailleurs de l'esprit, tout d'abord, ne pensent pas cette industrialisation: le plus souvent, ils se contentent de la dénoncer - quand ils ne se satisfont pas de l'ignorer.

L'industrialisation de l'esprit est le destin de l'esprit. Notre but n'est pas de sauver l'esprit de ce destin, mais, au contraire, d'affirmer, dans et comme ce destin lui-même, une autre possibilité que la soumission de l'esprit à ce qui, dans le cours de son industrialisation, tend à le nier.

Le sommet de Tunis sera un moment de tout premier plan dans "l'agenda" international, comme disent les diplomates: il portera au niveau de l'ONU, c'est à dire au niveau planétaire et donc intercontinental, la question du devenir de l'esprit tel que les technologies de l'information et de la communication le reconfigurent en profondeur. C'est une question de l'esprit comme Un qui est ici à nouveau posée, mais comme universalisation technologique et marchande.

Cette reconfiguration coïncide avec le fait que le savoir est désormais désigné par les théories économiques et managériales comme la principale ressource industrielle, avec le temps de conscience des consommateurs qu'il s'agit de capter pour en faire une marchandise dont la "matière" première est donc le temps de ce qu'Aristote appelait l'âme noétique, que l'on façonne et conditionne désormais comme toute marchandise. Mais cela concerne aussi le temps de conscience des producteurs de la vie de l'esprit qui, comme temps de travail de l'esprit, fait également l'objet d'un contrôle, d'une captation et d'un façonnage, pour lesquels des technologies de l'esprit sont dorénavant développées spécifiquement. Constitué par des dispositifs d'individuation que supportent des dispositifs rétentionnels hypomnésiques, ce temps ne peut être une "matière" première que parce qu'il est constitué par les dispositifs matériels que sont toutes les formes d'hypomnémata, dont les technologies contemporaines sont le stade le plus avancé.

En l'état actuel des choses, les technologies informationnelles et communicationnelles sont essentiellement mises au service d'opérations de prises de contrôle et de transformation de l'esprit sur toutes les formes: "knowledge management", technologies des industries culturelles, et technologies cognitives en général de toutes natures, de la bureautique aux systèmes experts et aux SIAD (Systèmes Informatiques d'Aide à la Décision), en passant par Google, tout cela dans un contexte de convergence généralisée de l'informatique, des télécommunications et de l'audiovisuel, au sein d'un système technique à présent intégralement numérique et mondialement mis en réseau, auquel s'ajouteront bientôt les nano-technologies et les bio-technologies qui sont aussi des formes d'hypomnémata.

Nous posons que cet enjeu est inscrit dans le long cours d'une guerre des esprits et de l'esprit, dont la généalogie commence avec les premières pratiques funéraires, qui fut toujours et d'abord une guerre des esprits entre eux, y compris au sens où les esprits des morts viennent hanter les vivants, puis une guerre que l'esprit, comme figure de l'Un, fit aux esprits en tant que figures du Multiple, de Platon au marketing, en passant par les missions religieuses de la colonisation, et enfin, de nos jours, une guerre que les fruits de l'esprit (où nous comptons les institutions et les organisations économiques tout autant que les cathédrales, les ouvres d'art, les théories scientifiques ou le droit) se livrent les uns aux autres dans le contexte d'une division industriel du travail manuel et intellectuel.

Or, dans ce contexte, et comme l'écrivait Paul Valéry, un monde transformé par l'esprit n'offre plus à l'esprit les mêmes perspectives et les mêmes directions que jadis; il lui impose des problèmes entièrement nouveaux, des énigmes innombrables.

Ce sont ces nouvelles perspectives leurs problèmes et énigmes qu'entend explorer pratiquement ce séminaire, ce qui signifie que c'est depuis ce propos de Valéry qu'il s'agira d'appréhender activement (c'est à dire non-réactivement) d'une part l'indice géopolitique qu'est le sommet de Tunis, et, d'autre part, et surtout, le processus dont ce sommet mondial ne sera qu'un moment-processus qu'il s'agit précisément d'accompagner: le sommet, outre son intérêt intrinsèque, sera un prétexte à s'engager publiquement dans ce processus et comme protagonistes, dans le but, tout aussi bien, de mobiliser des forces de l'esprit, c'est à dire de les inviter à s'occuper avec nous - ou contre nous - de leur avenir.

C'est pour cela qu'il faut trouver et surtout  forger de nouvelles armes."

Hypothèses:

"Nous sommes évidemment conscients (pour autant que l'on en puisse être conscient) du poids extraordinaire qu'a ce mot, "esprit ". Qu'il soit dit une bonne fois que nous n'en faisons ici ni l'opposé de la matière, ni l'opposé du corps. Posons aussi bien que l'esprit est ce qui, dans l'individuation psychique et collective, telle que psychique, elle est toujours déjà aussi collective, l'esprit est ce "et".

C'est ce et qui constitue la racine - mais avec la technique, et nous y reviendrons - de la guerre en quoi consisterait l'esprit. Dans cette polémologie de l'esprit, la pensée (qui est toujours techniquement armée, c'est à dire matériellement soutenue, par exemple par ce que Foucault analyse précisément comme hypomnémata) est donc un arsenal.

La guerre de l'esprit est toujours aussi et d'un même mouvement pour et contre l'esprit: l'esprit se fait la guerre à lui-même: c'est, si l'on ose dire, dans sa "nature". Il n'est donc pas simplement l'Un vers quoi il tend - vers quoi il tend singulièrement lorsque apparaît le monde occidental. Il est toujours déjà se divisant et se réunifiant (c'est le thème premier des Présocratiques, de Thalès à Empédocle, comme le comprit si bien le jeune Nietzsche). Il ressemble en cela à l'idiome. Tendant à se synchroniser, il se diachronise toujours déjà. Et c'est en quoi il est aussi le temps - et c'est en quoi la conscience et l'âme sont souvent confondues avec l'esprit, "mind" aussi bien que "spirit", ce qui a sans aucun doute à voir avec  l'inconscient. C'est un processus.

La guerre de l'esprit est à la fois la guerre de l'esprit contre l'esprit en tant que toujours il déchoit en bêtise, comme guerre ou revanche des rebuts et des scories de l'esprit contre ses formes les mieux sublimées, mais aussi guerre de l'esprit contre l'esprit en tant que la vie de l'esprit est "dianoia" et en cela dia-lectique, mais encore guerre que l'Esprit fait aux esprits, aux revenances, aux survivances, et l'on doit prendre aussi ces mots au sens de Warburg aussi bien que Marx ou de Freud, tout aussi bien qu'une  guerre que les fruits de l'esprit se font entre eux, ce qui constitue une face capitale des nouveaux problèmes et des énigmes innombrables dont parle Valéry.

La guerre de l'esprit est le temps de l'esprit: cette dialectique (au sens antique) est sa diachronie. Voilà pourquoi il ne faut pas être réactif quant à la tournure singulière qu'a prise de nos jours la polémologie de l'esprit. Cependant, elle a pris un tour absolument nouveau, et de cette nouveauté, ce séminaire devra rendre compte: elle est devenue le cour de la guerre économique, et non plus seulement des guerres de religions et des grands modèles spirituels. Et nous pensons que dans ce tour, elle constitue une menace sans précédent contre l'esprit lui-même. Là est l'enjeu de Tunis, et c'est le contexte de nouvelles formes d'hypomnémata qui le rend possible, et, tout aussi bien, d'une évolution corrélative du capitalisme et des démocraties industrielles. Ces hypomnémata, qui sont d'essence industrielle, c'est à dire machinique, appareillant la  sensibilité tout aussi bien que l'entendement, rassemblent technologies cognitives et technologies culturelles au sein de ce que nous appellerons donc des technologies industrielles de l'esprit.

Notre hypothèse centrale est que l'Europe ne se constituera qu'en se déployant comme un nouvel esprit européen, et ce, par la mise en ouvre d'une économie politique et industrielle de l'esprit se concrétisant comme formes de socialisant originales de ces technologies de l'esprit - et dans ce que nous appellerons une écologie de l'esprit à son âge industriel.

Avec le développement du capitalisme "culturel", ce que Freud appelait le malaise dans la civilisation a changé de nature. La capacité des sociétés à préserver et à prendre soin des mécanismes d'auto-régulation qui assurent ensemble subjectivation et socialisation est crucialement menacée.

Cette situation n'est pas un simple état de fait qu'il s'agirait de déplorer. C'est une situation dynamique, conflictuelle, l'expression d'une guerre contre l'esprit aussi bien qu'une guerre de l'esprit avec lui-même, qui reste amplement à analyser et dans laquelle il est nécessaire de prendre position. C'est pourquoi ce séminaire se présente comme une polémologie dans la mesure où il doit conduire à la définition de modes d'action, autrement dit d'une politique.

Un des enjeux majeurs de cette guerre est le  contrôle des modes de subjectivation. Et ses manifestations les plus notables aujourd'hui sont à la fois leur canalisation sous la forme à la fois d'un pseudo-individualisme "schizoïde" et d'une grégarisation nihiliste, et leur gestion à travers la création de  nouveaux design de l'existence. La question de ce qu'on a pu appeler l'Empire est de savoir comment programmer la consommation comme expérience morale du monde.

Etant donné la nature essentiellement technique des modes de subjectivation et d'individuation, les moyens de cette moralisation du consommateur mettent en jeu des technologies spécifiques sur lesquelles la dénomination de "post-industriel" jette un voile pudique. S'il est donc question de politique de l'esprit, et pour lever ce voile, celle-ci doit au contraire se définir comme politique industrielle de l'esprit.

Le développement de ces technologies étant intrinsèquement dépendant de l'extension planétaire de la sphère des échanges, cette politique ne peut être produite qu'au sein d'une réflexion non seulement collective mais internationale. Dans ce contexte, s'imposent ainsi à la fois de nouveaux objets de réflexion et de nouvelles méthodes de travail.

On aura compris que l'objectif de ce séminaire est descriptif et critique en même temps que programmatique. Il s'agit de penser ce qui nous arrive (c'est-à-dire ce qui arrive à chacun de nous) comme constitutif d'une situation d'urgence. Ce qui nous arrive, c'est la multiplication de dispositifs de contrôle qui, réduisant l'individu à un consommateur - c'est-à-dire disposant de son "esprit" - l'empêchent, de fait, de s'individuer; c'est le contrôle de nos désirs, en tant que désirs partagés, qui, de fait, détruisent tout désir et tout partage, dans leur possibilité même. Cette situation de fait ne doit engendrer ni la résignation, ni la "résistance" velléitaire ni la réactivité et le ressentiment : elle n'est ni irréversible, ni définitive."

Programme:

Que peut être une polémologie de "l'esprit"? Pourquoi doit-elle se concevoir comme politique industrielle?

L'esprit est à entendre ici comme le nom propre de ce contre quoi ou ce pour quoi la guerre est menée. Le terme désigne la complexité des montages qui articulent le préindividuel et l'individuel: le multiple des pulsions, les habitus des corps, les constructions de la mémoire, les "ethè" des sujets socialisés, la singularité du sujet s'identifiant comme "un" jusqu'aux projections imaginaires collectives dans l'espace et le temps. Ces montages, programmés par des modes d'instanciation autonomes et externes, relèvent de techniques physio-psycho-sociales dont la puissance d'intégration opère l'organisation du sensible et de l'intellect.

Cette complexité des modes de subjectivation est aujourd'hui sinon menacée en tant que telle, du moins oubliée et par conséquent mutilée, par ce qui tend à l'ignorer aux fins d'une économie simplifiée du désir. Les systèmes de domination technologiques actuels esthétisent la vie et la projettent en "images" pour l'imposer comme "immédiatement " vivante, pour la détruire comme médiatement construite. Les récents déplacements des secteurs soumis à contrôle dans ce mouvement d'esthétisation accrue ont été ou commencent d'être étudiés: abandon de l'éducation pour les jeux, abandon de l'information pour les massmedia, abandon de l'art pour le packaging expositionnel, etc...

Il reste cependant à reprendre l'analyse de la complexité des processus de subjectivation:
- en reconstituant la généalogie de leur conception (d'Aristote à Lacan),
- en poursuivant l'analyse des techniques (et notamment les techniques esthétiques ou mimétiques) de constitution du  socius, ainsi que les ressorts qu'elles mettent en ouvre au niveau des identifications individuelles et collectives,
- en élargissant cette analyse aux phénomènes spécifiquement contemporains de production et de réception d'images,
- en s'interrogeant sur les relais les plus puissamment intégrateurs (et par conséquent les plus violemment attaqués) de ces techniques de subjectivation, que sont les pratiques et parmi ces pratiques les pratiques de la mémoire,
- en revenant sur la validité actuelle des diagnostics cliniques qui ont été produits des maladies de l'identification (Freud, Nietzsche, Lacan, Foucault lecteur de Freud),
- en conceptualisant les effets irréductibles d'imaginarisation, liés à la production "industrielle" de l'esprit et à la fragilité identitaire qui en découle, pour en analyser à la fois les effets destructeurs (mécanismes impitoyables d'idéalisation) et la fécondité: la production de valeurs partageables.

De même que l'on peut constater la généralisation du malaise, il est nécessaire de souligner la particularité de ses diverses formes et de le comprendre la manière dont ces formes sont en résonance. Il est clair que les symptômes de psychotisation des sociétés européennes, américaines ou asiatiques sont différents. Simultanément il est probable que ces dysfonctionnements sont à analyser ensemble et à traduire les unes dans les autres comme les interprétations d'un même phénomène.

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Une polémologie de l'esprit est évidemment indissociable d'une "géopolitique de l'esprit" - à condition toutefois de penser à nouveau frais le concept de "géo-politique". L'idée d'une géo-politique spirituelle ne s'aurait consister, en effet, à reconduire ces "géographies de l'esprit", qui auront toujours signifié l'identification et la carcatérisation d'"esprits nationaux" entendus comme "caractères", "génies" ou autres. Il ne s'agira donc, en aucune façon, de donner droit à l'idée qu'il pourrait exister un "esprit allemand", un "esprit français" ni même un tout aussi hypothétique "esprit européen" ou "esprit américain". Ce type de repli sur des appartenances préconstituées et fantasmées (fantasmes d'appropriation d'une langue, d'une tradition, d'un patrimoine) doit, au contraire, être compris comme l'un des effets les plus redoutables de cette guerre de l'esprit ou pour l'esprit. La compréhension de l'appartenance, de l'identité, de la propriété apparaît ainsi à la fois comme un enjeu du conflit et l'un des objets privilégiés, dont la polémologie appelle l'étude.

La géopolitique de l'esprit signifie bien davantage que, suivant des paramètres qui ne sont pas psychologiques ni même "culturels" (au sens que l'on donne, en général, à la question des "identités culturelles"), mais essentiellement politiques, l'Europe, les Etats-Unis, et sans doute aussi la Chine, le Japon, etc... sont, comme telles, partie prenante de cette guerre de l'esprit - c'est-à-dire que leur responsabilité est engagée dans cette guerre, au sens où leur avenir se joue dans cette responsabilité même. Décrire cette responsabilité revient à construire l'articulation entre la dimension descriptive et la dimension programmatique de la polémologie. Il s'agira de dire en quoi consiste cette responsabilité, quels objectifs elle doit se donner - comment elle peut les faire partager, au delà de toute "appartenance".

C'est ainsi que cette "géopolitique spirituelle" appelle plusieurs objets d'études:

1. L'esprit du désir ou le désir du "spirituel"

Il s'agit de penser le lien entre la "misère symbolique", engendrée par la mutation industrielle de l'esprit et la nécessité d'une autre "politique de l'esprit"

2. La question des appartenances

Dans cette "guerre" de l'esprit, la question de l'appartenance, de l'identité, de la propriété et de l'appropriation (ou même de la désappropriation) sont un enjeu décisif. Dans une politique de l'esprit, quelles propriétés, quelles appartenances (quels attachements), quelles appropriations sont en question? A quoi "tient"-on? Qu'est-ce qui doit "tenir bon"?

3. Etat des lieux institutionnels

La guerre de l'esprit est indissociable de l'orientation ou du contrôle des institutions (politiques, culturelles, médiatiques) qui sont indiscutablement un de ces enjeux. Cela suppose de pouvoir intéresser au travail les acteurs même de ces institutions - c'est-à-dire de les "mobiliser".

4.  L'Europe, espace de traduction

Il s'agit de penser la responsabilité de l'Europe, comme espace ouvert à la création de dispositifs favorisant, encourageant l'invention des idiomes - c'est-à dire l'invention de possibilités nouvelles d'individuations psychiques et collectives. Cela pourrait supposer l'organisation d'événements en collaboration avec les acteurs institutionnels de l'Europe - à commencer par le Conseil de l'Europe.

5.  Les altérités de l'Europe

Cette ouverture signifie aussi que l'Europe ne saurait être appréhendée autrement que dans le tissu de relations qui la constitue - relations avec ces altérités propres, c'est-à-dire aussi avec le reste du monde (Etats-Unis, Japon). La compréhension (mais aussi l'organisation) de cette relation devient alors un des enjeux majeurs de la guerre de l'esprit. Cela suppose l'organisation dans le cadre du séminaire d'un dialogue avec les Etats-Unis, la Chine et le Japon notamment.

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Un volet du séminaire sera consacré aux concepts qui peuvent être formés à partir de ressources issues de Benjamin et de Foucault:

1. L'innervation

Benjamin prend le mot chez Nietzsche et Freud. Dans son travail sur les divers sens et déclinaisons de "spiel" entre "Trauerspiel" et "Lichtspiele", l'enjeu est tout d'abord de s'arracher au "jeu" au sens schillerien, pour le replacer dans le contexte de ce qu'il appelle cette religion "purement cultuelle, peut-être la plus extrêmement cultuelle qu'il y ait jamais eu" qu'est le capitalisme (fragment de 1921 repris dans Fragments de Benjamin, PUF, pages 110-114). Au cour des cultes de production et de consommation capitalistes Benjamin dégage d'autres pratiques, d'autres cultes, d'autres jeux (les classifications de Caillois: agon, alea, mimétisme, ilinx (vertige) - ce sont les formes du jeu Paidia, opposées aux formes Ludus, qui sont davantage des formes de calcul et de coups réglés. Le joueur doit exhiber un mode d'attention proche de celui qui travaille à la chaîne. Mais le jeu peut entraîner un mode alternatif de perception, d'assimilation de données et de mise en condition qui, né dans un milieu hostile, reste ouvert à la chance et à un avenir indéterminé. Benjamin insiste sur le côté inconscient, neurophysiologique, de cette innervation, qui est d'autant plus critique d'être en deçà de la perception visuelle et optique ordinaire. Il doit y avoir, dit Benjamin, une présence d'esprit corporel dans le jeu, qui s'accroît au moments de tension et de danger. La côte de l'expérience a chuté, mais on peut, dans la chute même, conceptualiser et produire son équivalent - le redoublement de l'expérience - afin de redresser l'assiette.

2. Le culte

(Nous y sommes déjà avec le capitalisme comme culte). La valeur de culte et la valeur d'exposition des ouvres ne doivent pas être lues de manière historiciste. La valeur de culte ne disparaît pas avec la mort de Dieu; ses conditions d'exercice se transforment. Il s'agit d'organiser les conditions pour une pratique de la valeur de culte des ouvres, en deçà, au-delà, dans une optique de "service après-vente", de leur valeur d'exposition. Entre l'ouvre cultuelle et l'ouvre exposée, la différence ne se joue pas, comme le pense Adorno, sur le plan de l'aura, mais sur le plan de l'individu. L'avancée de plus en plus nette de l'exposabilité accompagne la percée de l'individualité, au dépens de l'individuation (enjeu critique du séminaire: la distinction entre un dénommé "l'âge de l'individu" et les diverses époques de l'individuation indissociablement psychique et collective). Deux exemples de cette promotion de la valeur cultuelle actuelle chez Benjamin se trouvent dans la section intitulée Moulin à prières et dans celle portant le titre Vers le planétarium dans Sens unique.

3. L'inversion par Foucault, comme poursuite de sa pratique généalogique, des rapports entre guerre et politique établis par Clausewitz Il s'agit du cours de Foucault de 1976, publié sous le titre Il faut défendre la société.

A la prédication de Clausewitz, "la guerre c'est de la politique poursuivie par d'autres moyens", Foucaulttourne autour des multiples modes de renversement nietzschéen de ce moment inaugural du politique moderne. Il n'y a personne qui ne soit pas provoquée par les audaces ambivalentes de ce cours, à commencer par son titre. Depuis quand s'agit-il de défendre la société? Et comment faire de Boulainvilliers un nietzschéen avant la lettre? Foucault s'attaque à la position pondérée du philosophe ou du juriste qui se voudrait excentrée par rapport aux luttes en cours: "S'établir entre les adversaires, au centre et au-dessus, imposer une loi générale à chacun et fonder un ordre qui réconcilie: ce n'est pas de tout cela qu'il s'agit. Il s'agit plutôt de poser un droit frappée de dissymétrie, de fonder une vérité liée à un rapport de force, une vérité-arme et un droit singulier. Le sujet qui parle est une sujet - je ne dirai même pas polémique - guerroyant." (Il faut défendre la société, p. 46).

4. Le souci de ce cours de 76 disparaîtra par la suite, si ce n'est dans la persistance d'un certain motif hégélien.

C'est à ce moment, fin 76-77, que Foucault entre en crise et en silence, par rapport à la question de l'engagement politique et suite à un bilan de l'intense engagement des années 70 (voir à propos de cet épisode de la politique de l'amitié de Deleuze et Foucault, la lettre du premier de 1977: Désir et plaisir). Une période de 8 ans s'ouvre donc, appelée par les anglo-saxons celle du "final Foucault" (voir le livre du même titre publié chez MIT en 1994) qui se termine en 84 avec la publication des deux tomes suivants de l'Histoire de la sexualité. La déception éprouvée par presque tous à la lecture de ces tomes doit maintenant composer avec l'éclairage que leur accorde les cours donnés au Collège de France pendant cette période, et surtout celui de 1981-1982 sur l'Herméneutique du sujet. Je voudrais prélever deux questions fondamentales dans et à partir de cette période de crise. Elles concernent toutes les deux l'héritage de Hegel, et l'ambivalence de Foucault par rapport à lui: d'abord la question du désir au cour de la mésentente entre Foucault et Deleuze et surtout le sens du spirituel.

- Le "Begierde" hégélien est aussi bien appétit que désir, d'où le caractère double du sentiment pratique chez Hegel. L'appétit se présente sous l'angle du plaisir, et se constitue en cycle ou cercle allant du besoin à la satisfaction. Le second, dont la mention même donnait de l'urticaire à Foucault, le désir donc, se présente sous l'angle du manque d'être, d'où l'impossibilité à le combler. C'est ici un lieu de croisement avec la psychanalyse. L'appétit exprime le conflit pratique avec le monde, et trouve son apogée dans la lutte du maître et de l'esclave. Le vivant est mu par la volonté de supprimer l'autre. Le désir est ce que l'appétit devient, une fois reconnue l'indépendance de son objet, et l'impossibilité de le supprimer. C'est ce qui est en jeu dans le dernier chapitre de l'Usage des plaisirs. (Voir ici l'essai de Maria Paola Fimiani, Le véritable amour et le souci commun du monde in Foucault, le courage de la vérité, PUF, 2002).

- La question de la spiritualité doit être fixée comme un lien circulaire entre le sujet et la vérité qui informe tout le cours de 81-82, et qui donne à la Phénoménologie de l'esprit le dernier mot, lui reconnaissant le mérité d'avoir relevé le défi adressé par le monde classique à la philosophie occidentale: celui de penser un sujet capable de faire de son propre monde un lieu d'épreuve. "Comment le monde, qui se donne comme objet de connaissance à partir de la maîtrise de la tekhnè, peut-il être en même temps le lieu où se manifeste et où s'éprouve le 'soi-même' comme sujet éthique de la vérité?" L'Herméneutique de soi, p. 467. Il en va pour Foucault comme pour Benjamin: on peut, sans nostalgie ni mélancolie éprouver un regret persistant devant leur morts prématurées: celle de Foucault dans la mesure où ce "sujet éthique de la vérité" ne pouvait manquer de se transformer, dans la suite de son parcours, en sujet politique de vérité.

5. Pour un "agonisme" ou une éristique généralisée

"Au cour de la relation de pouvoir, la "provoquant" sans cesse, il y a la rétivité du vouloir et l'intransitivité de la liberté. Plutôt que d'un "antagonisme" essentiel, il vaudrait mieux parler d'un "agonisme" - d'un rapport qui est à la fois d'incitation réciproque et de lutte; moins d'une opposition terme à terme qui les bloque l'un en face de l'autre que d'une provocation permanente." (Le pouvoir, comment s'exerce-t-il? in MF, un parcours philosophique, page 315).

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Ce séminaire fait suite au colloque qui s'est tenu à Cerisy la Salle au printemps 2004, La lutte pour l'organisation du sensible, et qui fut l'occasion d'explorer l'hypothèse d'une organologie générale, structurant la possibilité d'une généalogie du sensible telle qu'elle conduit à une situation de guerre esthétique, celle où le capitalisme mondial a fait du conditionnement esthétique le cour de sa lutte pour la constitution de marchés mondiaux, tout en ruinant l'expérience esthétique.

Une spécificité première de la polémologie de l'esprit à son époque industrielle tient au fait de l'absorption de la sphère des clercs, c'est à dire de l'otium, par la sphère de la production, c'est à dire du negotium, ce qui a évidemment des effet directs sur l'économie libidinale en tant que constituant la sphère de la sublimation. Il s'agira dans le cadre de ce séminaire de caractériser la question de la sublimation du point de vue d'une organologie générale, et d'approcher les dispositifs (dé)sublimatoires de l'époque présente et ce qui, aujourd'hui, nous paraît ruineux à cet égard (cf ci-dessus la référence à Malaise dans la civilisation, dont il s'agira de réévaluer le sens depuis le contexte contemporain).

Au-delà des thèmes de La lutte pour l'organisation du sensible cependant, il s'agira de reprendre cette question sur un volant plus spécifiquement cognitif - bien que nous ne séparions pas, comme le fait la tradition métaphysique, sensibilité d'un côté et intellect de l'autre, mais définissions la noèse comme une technèse où le sensible, lorsqu'il devient intellectif, est qualifié de "sensationnel" et constitue un régime de mobilité d'un type d'âme, la noétique. Ce régime de mobilité est une économie libidinale: Aristote qui nous inspire ici pense l'âme noétique comme désir. Dans ce désir, des formes diverses de la sublimation se constituent.

Au stade contemporain de la polémologie de l'esprit, le contrôle hyperindsutriel ruine les capacités de sublimation par une exploitation non-critique des technologies du calcul, et se trouve confronté à une limite entropique qui nécessite une nouvelle économie de la sublimation. C'est sous cet angle que nous explorerons la possibilité de projeter les axiomes d'une économie politique et industrielle de l'esprit.

Il existe des techniques de la sublimation qui sont aussi des pratiques, en particulier celles des hypomnémata qu'étudie Foucault comme cultures de l'otium. Les techniques de sublimation seront ici étudiées comme une question du culte, et non seulement de la culture (cf ci-dessus cette question introduite à partir de Benjamin).

Cela renvoie aussi bien aux thèmes de la croyance et de ce qui a été défini par ailleurs comme consistances de ce qui n'existe pas, mais constitue l'existence en la distinguant de la subsistance. Nous formons l'hypothèse qu'il n'y a de sublimation possible que dans une relation à des inexistences, qui furent aussi appelées l'improbable, l'indéterminé, le somptueux ou encore l'excès - comme ce qui excède le neg-otium.

Le contexte précédemment décrit et les hypothèses dont il induit la formulation est celui d'un conflit - conflit qui appelle des prises de position, qui ne conduisent en aucun cas à un discours de la résistance, mais bien de l'invention. Trouver de nouvelles armes signifie élaborer les horizons d'une intelligence collective de la situation par des concepts capables de formaliser aussi bien des enjeux de la lutte que l'arsenal conceptuel et technique pour y faire face et inventer ce qui nous apparaît constituer des conditions renouvelées de l'individuation.

Permettre ainsi d'ouvrir des dialogues, en particulier hors du seul cercle des philosophes et universitaires, en relation avec le sommet de Tunis et bien au-delà: il s'agit de constituer un espace international de pensée, de proposition et d'action qui accompagne ce sommet et sa suite, en mobilisant une communauté où les interlocuteurs européens aient l'occasion de se constituer comme un groupe capable d'entrer en collaboration avec d'autres groupes issus d'autres continents."

Publié dans RENCONTRES

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Bernard Stiegler, qui inspire ce séminaire, avec une grande pensée matérialiste critique, a une grande connaissance de la technique et des arts en regard de la société et des nouvelles technologies. Celle-ci s'applique depuis l'immersion de son cursus d'universitaire ou de<br /> chercheur jusqu'à sa réflexion publiée (notamment dans des instituts universitaires de technologies), en passant par sa direction actuelle de l'IRCAM.<br /> <br /> L'IRCAM, justement, dont nous vous parlions hier dans l'article sur l'actuelle exposition Dada au Centre Pompidou.
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