A l'occasion de la Biennale d'Art Contemporain de Lyon, interview de Spencer Tunick, le photographe des poses nues et collectives en lieu public

Publié le par LA PLUPart DU TEMPS

En complément de notre brève londonienne du 24 juillet et de notre article du 31 juillet présentant la performance réalisée à Lyon par le photographe new-yorkais Spencer Tunick pour la Biennale d'art contemporain 2005, voici une petite interview de l'artiste. Elle date de 2002 et a été dénichée par une amie helvétique dans les archives de leur Hebdo national. Merci à eux, merci pour elle. D'autres photographies, montrant la performance de Spencer Tunick à Lyon, sont visibles par ici.


Spencer Tunick en interview à Lyon pour la Biennale d'art contemporain. Courtesy Biennale d'art contemporain de Lyon et Spencer Tunick.

"Vous rassemblez des centaines, voire des milliers de gens nus en pleine ville, et vous prétendez que ce n’est pas de la provocation?


- Mon but n’est pas de transgresser des interdits, même si ça en découle. Ma motivation première est de créer des formes avec les corps, de montrer la tension qui existe entre ce bel objet vulnérable et l’environnement urbain dur et contraignant auquel il est soumis. Si en plus les participants sentent que l’expérience d’être nu en groupe durant quelques minutes les mènent à un niveau supérieur de liberté, de communauté, d’appréciation de leur corps et de l’environnement, je suis ravi. Je travaille toujours au lever du jour pour déranger au minimum, et jamais je ne le ferai dans un pays musulman.


Vos images rappellent celles, macabres, des camps nazis, de massacres historiques ou de suicides collectifs. Malgré vous?


- J’entends de tout à propos de mes photographies: on dirait des poulets au rayon boucherie, je minimise avec elles les choses horribles qui sont arrivées au Rwanda, en Arménie, les catastrophes naturelles, Pompéi, le Cambodge, etc... Notre regard est chargé d’un bagage émotionnel et intellectuel précis et différent pour chacun. Mais si mon intention était de refléter le passé, je ne ferais pas ça du tout. Une fois que les gens comprennent que je ne travaille pas avec ce matériel historique, que je m’éloigne de toute référence, que je travaille la forme et la couleur, leur regard change et peut aller plus loin dans ma photo, la considérer comme un paysage humain, une sculpture vivante.


Contrairement à la plupart des photographes de nu, vous ne considérez pas le corps comme un objet érotique?

- Je n’utilise pas le corps comme objet sexuel. Je ne refais pas Woodstock ni ne prône l’amour libre des sixties. Mon message n’est en rien érotique ou communautaire. Le corps est pour moi un médium, et j’en regroupe pour former un organisme abstrait, formel, émouvant, qui ne ressemble plus à des corps mais à une mer de rose avec des touches de bruns, de jaunes, de beige.


Vous vous définissez comme un catalyste urbain, c’est-à-dire?


- Je donne aux gens la possibilité d’avoir un autre rapport à la ville, de devenir des aventuriers urbains.


Que gagnent les gens en posant nus pour vous?


- Les témoignages que je reçois en retour parlent d’une expérience libératoire. Un participant de Montréal m’écrit qu'"une ville où 1000 personnes peuvent danser nues dans la rue est une ville qui vaut la peine qu’on y habite". C’est une expérience très nouvelle, qui n’a rien à voir avec la nudité sur la plage ou au sauna, ni sensuelle, ni érotique, ni provocante, ni dégoûtante.


Si cette expérience est pour les participants une libération, viennent-ils alors plus pour eux que pour vous?


- C’est une combinaison des 2. Il y a d’autres événements où l’on peut se réunir nus, mais aucun n’a la dimension artistique de mon travail. Ceux qui posent pour moi ne sont ni des modèles ni des exhibitionnistes. Ce sont souvent des jeunes qui aiment prendre des risques avec leur corps. Ceux qui disent détester mon travail pour son côté collectif sont ceux qui en profiteraient le plus. Et s’ils finissent par venir, je reçois des lettres de 5 pages me disant combien ils ont apprécié.


Pourquoi avez-vous commencé à déshabiller les corps?


- J’ai commencé à photographier des gens, nus ou habillés, en 1992. En 1994, j’ai demandé à plusieurs personnes de poser ensemble devant le bâtiment de l’Assemblée des Nations Unies à New York, dont l’architecture m’intriguait. S’ils avaient été habillés, ça aurait eu l’air d’une manifestation. Alors ils se sont déshabillés. Ma démarche était purement artistique, je voulais montrer les corps comme des statues vivantes. J’ai continué. Et plus il y avaient de gens, plus le travail était intéressant, émouvant, les corps se rapprochaient, des formes naissaient des abstractions, et j’aimais ça. La couleur, que j’utilise depuis 1998, accentue le côté formel.


La performance est donc aussi importante que la photo qui en résulte?


- Oui. Les 2 sont cependant indépendants: la photographie agit d’elle-même, sans qu’il y ait besoin de rappeler le moment de la prise de vue. La performance concerne surtout les participants. Ça vaudrait mieux pour l’expérience si je ne mettais pas autant de soin à prendre une belle photo, si le document de l’événement ne m’importait pas autant.


C’est à Bâle en 1999 que vous avez pris votre première photo de groupe en Europe. Vous êtes-vous senti mieux accueilli qu’en Amérique?


- Oui, toutes les villes d’Europe où j’ai travaillé ont intelligemment compris que ma démarche était artistique, pas violente ni provocatrice. Pas comme aux USA où les républicains corrompus sont en train de détruire l’environnement et de mettre en péril le travail des artistes... Ce n’est pas pour rien que j’entreprends ce voyage autour du monde, Nude adrift project, qui célèbre d’autres pays...


Votre procès contre Giuliani a fait de vous un symbole politique. Cette récupération ne vous dérange pas?


- Non, pas si c’est pour ouvrir l’esprit d’une ville, d’un Etat. Ça ouvre la voie aux autres artistes de l’endroit. Si des gens veulent introduire de la politique dans mon travail d’artiste, ça me va. Plus de gens devraient m’utiliser ainsi, m’inviter dans leur ville: en ce qui me concerne, une fois là-bas, je ne pense plus du tout au côté politique de la chose, je ne pense plus qu’à l’oeuvre d’art à créer.


Votre Nude adrift project, un tour du monde, sac au dos, dont Fribourg est la première étape, entend perpétuer l’idée de l’artiste voyageur...


- ...Soit un artiste en mouvement qui rencontre des gens et utilise ces rencontres pour créer! On pourra me suivre sur l’internet. C’est le même message de liberté qu’avec les photographies de nus: j’ai envie de montrer aux gens qu’ils sont aussi libres que moi, qu’ils peuvent voyager, vivre des aventures avec des inconnus. En Amérique les gens se sentent pris au piège, je veux les pousser à partir dans leurs propres aventures. C’est comme si je chantais pour eux."

Publié dans ANECDOTES

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J
fantastique travail !! Et quelle conscience de son travail ! Tunick est unique ! Biz !
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L
<br /> <br /> <br /> Bonjour Justine<br /> <br /> Oui, l'interview résume bien sa démarche. Je vous remercie aussi du soutien que vous nous apportez sur votre blog. Bonne continuation.