Les femmes nues et le voyeurisme dans l'art de Vanessa Beecroft : provocation gratuite ou performance d'art féministe ?
Suite à notre petite "brève" d'avril dernier sur une performance qui exhibait 100 femmes nues dans un grand musée berlinois, retour en détails et avec photos sur le travail de l'artiste Vanessa Beecroft.
Vanessa Beecroft, performance VB47.364.DR, 2001, courtesy Vanessa Beecroft.
Née en 1969, d'origine italienne et résidant à New York, Vanessa Beecroft a toujours été passionnée par le dessin. Petite fille, elle réalisait avec ses amies des croquis de poupées aux cheveux de différentes couleurs. A la fin de son cycle d'études, elle a réalisé sa première exposition avec modèles vivants en 1993. Les femmes exposées devaient alors créer une résonance avec Despair (The book of food), un journal où l’artiste a détaillé, de 1985 à 1993, jour après jour et heure après heure, toutes les nourritures qu'elle avalait.
Bien que Vanessa Beecroft maîtrise de nombreux supports (dessins, peintures, photos, vidéos, etc...), ce sont ses nombreuses performances, toutes signées de ses 2 initiales et d'un chiffre, qui l'ont rendue célèbre. Le plus souvent, il s'agit de groupes de femmes, offertes aux regards et affirmant leur féminité face à la foule des plus grands musées internationaux. Qu'elles soient partiellement ou totalement nues, c'est toujours le même concept qui est appliqué : habits et accessoires identiques sur tous les modèles, mouvements très lents et actions quasiment silencieuses, sans parole, sans action narrative, et apparemment sans but. Telles des sculptures vivantes ou des mannequins animés comme dans les vitrines de magasins, les modèles paradent dans l'espace, se rejoignent, se touchent, se nourrissent, avant de s'effondrer au sol comme des oeuvres qui s'auto-détruiraient.
L'oeuvre de Vanessa Beecroft a très vite été assimilée à un outil de désirs et de frustrations, un révélateur du regard voyeur qui réside en chacun de nous, une critique de la femme-objet et de la femme-modèle, un féminisme d'avant-garde, un rejet de la mode et de ses stéréotypes. Mais beaucoup de gens pensent aussi tout le contraire de son travail : on peut y voir de la provocation facile et gratuite, une exploitation putassière des corps, ainsi qu'un certain mépris des valeurs véhiculées par les questions du nudisme ou du naturisme.
Vanessa Beecroft, performance VB45.900.ALI, 2001, courtesy Vanessa Beecroft.
Mais Vanessa Beecroft, forte de son succès populaire et médiatique, continue son chemin en apportant une évolution nécessaire à ses moyens. Outre le fait que des performances basées sur des modèles masculins (mais cette fois habillés...) aient été réalisées avec des groupes d'élite de l'armée américaine, on remarque des changements dans le choix des modèles (de corps boudinés à des corps vieillissants, en passant par des corps de "top models") ainsi que dans le choix des techniques (les salles aménagées par l'artiste ressemblant de plus en plus à des plateaux de tournage). Les actions prennent aussi un peu d'ampleur et d'assurance avec le temps : beaucoup de jeux s'établissent avec les gammes des couleurs, tant sur les vêtements (s'il y en a) que sur les accessoires (perruques, chaussures, aliments, etc...).
Chaque performance s'étend sur plusieurs heures : la dernière en date a duré 3h. C'était au Neuen Berliner Museum, la célèbre galerie nationale berlinoise construite par l'architecte du Bauhaus Mies Van Der Rohe. "Les réactions du public font partie intégrante du projet. Si rien ne bouge, rien ne se passe, le regard des observateurs se transforme en auto-observation, dans une réflexion sur ses propres attentes" a indiqué la commissaire Gabriele Knapstein. Autre anecdote : le droit d'entrée était de 5 €, mais l'artiste proposait aussi des tickets de 10 € qui donnaient droit à un tirage au sort toutes les 20 minutes. Les heureux gagnants étaient alors invités à rejoindre le groupe des nudistes. L'artiste voulait par cette démarche briser le fossé qui sépare le spectateur de la réalité véhiculée par l'oeuvre d'art et lui signifier, dit-elle, "l'impérieuse nécessité d'entrer dans l'oeuvre elle-même en se dévêtant de tous les artifices qui tiennent l'amateur d'art en dehors de la chose pour n'en retenir qu'une perception déformée, au prisme de ses préjugés et de ses jugements arbitraires".
Il y a là un paradoxe que Vanessa Beecroft a décidé de franchir, puisque jusque là ses modèles sont toujours resté(e)s hors d'atteinte des spectateurs. Mais l'artiste n'en est pas à un paradoxe près, puisqu'elle impose encore une règle immuable à ses envoûtants "objets" de désir : "Don't be sexy !" ("Ne soyez pas sexy !") leur dit-elle...
Vanessa Beecroft et ses modèles en répétition au Neuen Berliner Museum, 2005.